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Enseignement

Le sens des six paramitas

Chépa Dorjé Rinpoché - Paris le 9 octobre 2002

Nous allons parler à nouveau du développement de l’esprit de l’éveil, de la Bodhicitta. En tibétain, le terme « esprit d’éveil » signifie, littéralement, faire naître l’esprit, ouvrir l’esprit, avoir un esprit vaste.

Comment pouvons-nous rendre plus vaste cet esprit qui n’a pas de matérialité ? Comment peut-il naître puisqu’il n’a pas de forme, pas de couleur, pas de substantialité ? Si on comprend cela notre esprit devient vaste, c’est cela que l’on appelle « l’esprit d’éveil ».

Dire que l’esprit n’a pas de matérialité, qu’il n’a pas de forme particulière, pas de couleur, est compréhensible, mais la saisie très forte que nous avons du « je » subsiste, ce « je » est semblable à une pierre, et nous devons nous débarrasser de cette saisie. Si nous parvenons à éliminer la saisie du « je », notre esprit deviendra vaste et nous obtiendrons véritablement l’esprit d’éveil.

En réalité nous saisissons toujours ce « je », nous disons : « cela va, je vais bien », ou « je ne vais pas bien », nous avons toujours de l’attachement vis-à-vis d’autrui ou d’autre chose. Lorsque nous parlons de l’esprit, « sem » en tibétain, c’est comme si nous parlions de la « saisie » et c’est cette saisie même qu’il faut éliminer. Afin de ne plus avoir cette saisie -ce « je » semblable à une pierre- le Bouddha a donné 84 000 sortes d’enseignements différents, c’est-à-dire toutes sortes de méthodes différentes, car il n’est pas facile de se débarrasser de cette saisie.

Ainsi dans la tradition du Dharma, dans la tradition bouddhiste, il y a dans un premier temps l’introduction à l’esprit. Pour beaucoup d’entre nous il est difficile de tourner l’esprit vers l’intérieur, pour voir, pour reconnaître celui qui est toujours en train de penser. La preuve que nous ne le reconnaissons pas c’est que nous recherchons le bonheur à l’extérieur. Ceci est le signe de la non-reconnaissance de l’esprit.

Tous les êtres cherchent le bonheur à l’extérieur mais il ne se trouve pas à l’extérieur car le bonheur se trouve à l’intérieur de nous. Ne reconnaissant pas cela nous le cherchons toujours à l’extérieur et nous souffrons. Voilà pourquoi le Bouddha a dit :

Ne cherchez pas le bonheur à l’extérieur, car il est à l’intérieur de vous. Si vous le pouvez mettez-vous en retraite mais si ce n’est pas possible, de toute façon vous devez examiner votre esprit.

C’est pourquoi quand nous allons bien, nous devons voir celui qui dit ou pense « je suis bien », et de la même manière quand nous sommes dans le mal-être, il faut reconnaître celui qui dit « je vais mal », c’est cela la reconnaissance, c’est cela l’introduction à l’esprit. Ainsi il faut, dès le début, instantanément, très rapidement, reconnaître cela. Si nous ne reconnaissons pas cela, nous ne pouvons pas aller sur le chemin du Dharma.

Et si nous ne reconnaissons pas l’esprit (celui qui pense), si nous cherchons le bonheur à l’extérieur, nous ne pourrons pas le trouver, même si nous méditons, même si nous pratiquons, c’est pour cette raison qu’il est important, même pour les débutants, de le reconnaître.

Dès que celui qui saisit toutes ces pensées est reconnu et que toutes les pensées discursives sont reconnues, les apparences extérieures deviennent des amies car en les prenant comme supports nous pourrons obtenir le bonheur intérieur.

Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que nous pourrons reconnaître que ces apparences que nous considérons comme extérieures ne sont que les apparences de notre propre esprit. Sans cette reconnaissance, les apparences extérieures subsistent et il y a saisie de l’esprit, il y a saisie dualiste, car la saisie de l’esprit saisit les apparences extérieures. Tant que la saisie de l’esprit désire obtenir ces apparences extérieures, elle ne le pourra pas, à cause de la saisie dualiste.

C’est pourquoi, dès le début, le plus important est de reconnaître l’esprit de manière véritable. Quand nous parlons de reconnaître l’esprit, nous pensons qu’il y a un endroit où nous pouvons le reconnaître, mais il n’y a pas d’endroit. Parce qu’en fait, au départ, c’est la pensée elle-même qui doit se reconnaître, c’est la pensée discursive elle-même qui se reconnaît et lorsqu’elle est reconnue, finalement, elle se libère d’elle-même.

En tibétain, on dit que c’est semblable à un serpent noué et qui se dénoue tout seul. Par analogie, il est dit alors que la pensée se libère d’elle-même. Ainsi pour commencer il faut que la pensée discursive se reconnaisse elle-même. Actuellement, pour l’instant, cette auto-libération de la pensée ne peut pas avoir lieu puisque nous n’avons pas obtenu l’auto-connaissance, « rigpa ». Voilà pourquoi il est important que la pensée elle-même se reconnaisse.

Que signifie « c’est la pensée discursive elle-même qui doit se reconnaître » ?

Cela signifie que lorsqu’elle reconnaît qu’elle n’a pas de matérialité, de forme, de couleur, elle se libère, n’est-ce pas ? Donc lorsqu’elle est libérée, il y a reconnaissance de l’esprit. C’est cela la reconnaissance de l’esprit. Il n’y a pas d’endroit où cela s’effectue, il s’agit uniquement de la reconnaissance de l’esprit. C’est cela l’esprit d’éveil de la vérité ultime, la Bodhicitta de la vérité ultime, dans cet état il n’y a plus de frontières, il n’y a plus de barrières, il n’y a plus de murs.

En tibétain, comme en français, on parle d’un esprit ouvert. Comme c’est ouvert à ce moment-là, il n’y a plus rien, n’est-ce pas ? Dans cette totale ouverture, il n’y a plus de portes. La saisie que nous avons de l’esprit serait comme une porte qui peut être ouverte, mais aussi fermée. Dans l’état de l’esprit ouvert, il n’y a pas de fermeture, il y a juste ouverture et cette ouverture est présente depuis des temps sans commencement, car en fait il n’y a jamais eu de fermeture, il n’y a jamais eu de porte. Depuis des temps sans commencement, c’est ouvert ! C’est cela la différence entre les Bouddhas et les êtres ordinaires, chez les êtres ordinaires c’est fermé [1], alors que, pour les Bouddhas, il n’y a pas de saisie et l’esprit est complètement ouvert ; il n’y a pas de fermeture, il n’y a qu’ouverture.

Quand la personne voit, quand elle a cet esprit d’éveil naturel, la compassion apparaît spontanément. C’est semblable à un adulte qui regarderait un enfant, peu importe ce que fait l’enfant, qu’il pleure, qu’il rie, qu’il fasse ceci ou cela, il le regardera en reconnaissant que tout cela n’est que des jeux d’enfant. L’être qui voit, qui est doté de l’esprit d’éveil, est dans un état d’ouverture total. De tels êtres, quand ils nous regardent évoluer avec nos saisies, nous voient comme si nous étions des enfants. Celui qui a cette ouverture n’a plus de pensées discursives car il reconnaît la non-saisie des pensées, il reconnaît que depuis des temps sans commencement, ces pensées sont auto-libérées.

Après avoir été confronté à la reconnaissance, à l’introduction à l’esprit, il ne faut pas en rester là. Il faut qu’à nouveau, grâce au rappel, nous nous entraînions à cette reconnaissance, car sans la vigilance, il y a le danger qu’un jour, nous l’oubliions. Jowo Atisha a dit ceci :

Si on ne pratique pas de manière continue, il y a le danger de retomber dans le désir-attachement.

Donc le moyen de ne pas oublier et d’avoir cette ouverture est l’échange de soi et d’autrui, c’est ce que nous avons vu la dernière fois, c’est cela que nous devons pratiquer.

Dans cet état d’ouverture, on expérimente alors une grande félicité, inexprimable, car on obtient tout. C’est différent de notre état car nous désirons beaucoup de choses que nous n’arrivons pas à obtenir. Cet être de grande ouverture est dans l’état de grande félicité et puisqu’il n’a absolument aucune saisie de cet état, il donne à tous, d’une manière spontanée. Nous sommes des débutants et nous offrons toujours quelque chose avec l’espoir d’obtenir autre chose en retour. Nous pensons « cette personne va avoir de la joie dans son esprit ». En fait on attend toujours un petit quelque chose.

Puis Jowo Atisha continue en parlant de celui qui est doté de l’esprit d’éveil, qu’il a de la compassion vis-à-vis de l’ensemble de tous les êtres, et quand il voit la souffrance de tous les êtres, il prend naturellement sur lui l’ensemble de cette souffrance.

Pourquoi est-ce ainsi ?

Parce qu’il reconnaît que l’ensemble des êtres ne reconnaît pas la vacuité de toutes les pensées discursives et que c’est pour cela qu’ils ont toutes sortes d’émotions perturbatrices. Cette personne dotée de l’esprit d’éveil reconnaît et voit l’ensemble de toutes les émotions perturbatrices comme étant un non-sens, et grâce à la vue de ce non-sens, la compassion naît spontanément.

Chen Lawa, un Lama Kadampa, a dit ceci :

Quand les êtres ordinaires regardent les autres, ils se disent : ‘c’est moi le plus important’ alors que ceux dotés d’un esprit vaste, se disent : ‘ce sont eux les plus importants’.

D’une manière générale, quoi que nous fassions, nous pensons toujours à trouver des moyens pour être bien, à l’endroit où nous allons vivre, à la manière dont nous allons vivre car nous ramenons toujours les choses à nos propres sensations, à ce que nous sommes nous-mêmes. Nous avons beaucoup de « moi », beaucoup de « je ». C’est moi ! C’est moi le plus important ! Il y a ma famille, donc c’est « ma » famille, il y a « mes amis » et c’est toujours « moi, moi ». On pense toujours à « moi », toujours à « je », et si même on disait : « là, je pense aux autres » en réalité on ne pense qu’à soi.

Les pensées du grand accompli Chen Lawa et les nôtres sont vraiment des pensées contradictoires. Chen Lawa, qui avait compris que les pensées se libéraient d’elles-mêmes, voyait que nous n’avons pas la compréhension de cette saisie dans laquelle nous nous trouvons. Il voyait que nous ne pouvons pas nous libérer de nos propres pensées, c’est pour cette raison qu’il eut spontanément de la compassion à notre égard.

Un autre Bodhisattva, Tok Mé, a dit ceci :

D’où proviennent toutes les souffrances ? Elles proviennent de la saisie du ‘je’.

Toutes ces souffrances ne proviennent que de la saisie que nous avons du « je ». En réalité, nous ne pensons pas à la souffrance, nous pensons toujours : « je désire obtenir le bonheur » et c’est à cause de cette pensée que toute la souffrance apparaît.

C’est pourquoi l’état de Bouddha parfait, c’est-à-dire cet état de perfection de l’esprit purifié, conduit au bonheur, à la parfaite félicité. Et le Bodhisattva Tok Mé ajouta :

Quand on reconnaît l’état parfait de Bouddha, on pratique l’échange de soi et d’autrui d’une manière parfaitement pure.

Dire : « je pratique l’échange de soi et d’autrui » ne signifie pas pour autant que cela est fait de manière véritable, ce ne sont que des paroles.

Cela peut paraître un peu amusant d’entendre parler de l’échange de soi et d’autrui. Il est vrai que les moines disent souvent : « je suis un Bodhisattva et je pratique comme un Bodhisattva ». Mais si à ce moment-là quelqu’un prend une chaussure et se met à frapper sur sa tête, la personne instantanément va vouloir se protéger. C’est-à-dire que, même si on désire pratiquer l’échange de soi et d’autrui, la saisie du soi subsiste du fait que l’on veut encore se protéger ; et dans ce cas-là on ne va pas protéger autrui mais on va chercher à se protéger soi-même. Voilà pourquoi, au départ, nous devons faire naître cet état d’esprit. Ensuite, après l’avoir fait naître en notre esprit, nous pourrons le pratiquer grâce aux cinq paramitas.

Khenpo Chiwala, l’érudit Chiwala, de l’université de Nalanda, dit :

Quelles que soient les nuisances expérimentées par les habitants de cette terre, que ce soit la peur, la souffrance ou le bien-être, toutes ces pensées discursives apparaissent dans leur esprit et proviennent de la saisie du « je ». C’est pourquoi cette saisie du ‘je’ est notre plus grand ennemi.

Même si tout l’espace était rempli par des démons, même si on voulait les tuer tous pour qu’il n’y en ait plus un seul, on n’y parviendrait pas. Si on essayait, durant cette vie, et les autres, de tuer tous ces démons, ce serait impossible, c’est pourquoi il vaut mieux détruire notre saisie dualiste, notre orgueil, et détruire celui qui est en colère. Si nous y parvenons, cela équivaut à tuer tous les démons qui embrassent et pénètrent complètement l’espace. Prenons un exemple : recouvrir l’ensemble de toute la terre avec du cuir pour protéger nos pieds est impossible, il suffit juste de découper un morceau de cuir et de nous en faire une paire de chaussures pour les protéger.

C’est pourquoi vouloir détruire tous les ennemis extérieurs est sans fin, même avec d’innombrables bombes, il en reviendrait d’autres encore et encore, mais, si on a le désir, la pensée de détruire celui qui est en colère, c’est-à-dire la saisie du « je », nous détruisons l’ensemble de tous les ennemis.

Mettre en pratique l’esprit d’éveil, c’est mettre en pratique les six paramitas qui sont : la générosité, l’éthique, la patience, la persévérance, la méditation et la sagesse transcendante.

Dans un texte de Longchen Rabjampa, Le Parachèvement des Qualités, il est dit : « Au départ, je dois accumuler du mérite, grâce à la générosité, l’éthique, la patience, la persévérance et la méditation qui sont les cinq premières paramitas et sur le support de celles-ci je pourrai parachever la Sagesse Transcendante qui est la sixième paramita. »

La paramita de la Sagesse, la Prajnaparamita, est la perfection des cinq autres paramitas. Telle une graine plantée dans la terre et bien arrosée, elle va pousser, s’épanouir et donner un fruit, et cette Sagesse transcendante est le fruit.

Si nous voulons résumer nous pouvons dire que les six paramitas sont les deux accumulations : l’accumulation de mérites avec conceptualisation et l’accumulation de Sagesse sans conceptualisation.

Donc les cinq premières paramitas sont la perfection de l’accumulation des mérites, et la sixième paramita, la Sagesse Transcendante, est l’accumulation de sagesse sans conceptualisation. Et s’il n’y a pas le support de ces deux accumulations, il ne peut pas y avoir obtention de l’état de Bouddha. Sans ce support, nous ne pouvons pas obtenir l’état d’éveil.


[1l’esprit est fermé à cause de la saisie